j'ai souvent évoqué dans mes billets que la gravité pourrait être une théorie émergente (et expliqué dans un ce qu'est une théorie émergente). Le but de ce billet est de donner les raisons qui me le font penser et à titre très spéculatif de les compléter par une possibilité qui pourrait être l'hypothèse de départ d'une théorie qui reste à construire (je vais parler longuement de spéculation donc il est possible sans que cela pose de problème de sauter toute cette partie et d'aller directement au sujet sur "la gravité émergente", paragraphe ***).

Comme je vais entrer dans le domaine de la spéculation, je dois préciser quel est mon point de vue sur la spéculation dans les théories car mes autres billets peuvent laisser penser que j'ai un sentiment très négatif à son sujet. Soyons très clair, la spéculation est nécessaire, et même indispensable, pour faire avancer les théories scientifiques. Tant qu'elle reste dans le cercle scientifique cela ne peut pas poser de problème car les scientifiques sont des gens avertis, par contre dès qu'elle sort de ce cercle pour aller vers le "grand public" elle doit être employée avec d'infinies précautions et il faut expliquer clairement la limite entre les théories reconnues (via l'observation et les expériences) et celles qui ne sont que des spéculations. Malheureusement, les livres dit de vulgarisation qui se vendent bien (et rapportent pas mal d'argent à leurs auteurs) piétinent en général ce concept et il en est de même pour les conférences "grand public" où le conférencier acquière de la notoriété, et comme par hasard a un de ses livres à vendre. Bien maintenant que tout est clair et que je vais parler de gravité, je voudrais revenir sur quelques théories où la spéculation va bon train.

Les "trou noirs", j'en ai fait presque un sacerdoce. Le problème c'est qu'on les trouve mis à toutes les sauces. Nos théories et en particulier la relativité générale atteignent leurs limites si l'on dépasse ce que l'on appelait avant les étoiles figées (en gros, le temps vu par l'opérateur distant se fige sur la "sphère de Schwarzschild") et non pas des "trous noirs", évocation parlante mais surtout plus vendeuse. Vouloir aller plus loin, c'est de la pure spéculation car nos théories ont atteint plus que leurs limites et ce ne sont pas les images du EHT ni les mesures faites par le réseau LIGO/VIRGO (ondes gravitationnelles) qui prouvent le contraire. Elles montrent simplement qu'il existent des objets plus compacts que les étoilent à neutrons qui ont effectivement certaines caractéristiques des "trous noirs" mais rien de plus, au moins pour l'instant (voir mes billets à ce sujet).

Puisque je vais parler de gravité, je dois parler des autres théories spéculatives sur la gravité. Malheureusement, je n'en connais que deux suffisamment bien. Barrau a produit un article de synthèse sur les plus connues en les appliquant à la cosmologie dont le titre est "Testing different approaches to quantum gravity with cosmology: An overview" (lien : https://arxiv.org/abs/1705.01597). Cette référence vous donnera quelques indications sur celles-ci.

La théorie des cordes n'est pas à proprement parler une théorie de la gravité mais comme elle se veut une théorie de tout, la gravité en fait partie. Le point de départ n'est pas vraiment spéculatif. On sait que dans nos théories le point le plus problématique est de considérer les interactions comme ponctuelles car nos q-particules n'ont pas de dimension (au moins au niveau de la théorie). L'objet le plus simple, non ponctuel, c'est une corde (une dimension d'espace). On construit alors via les principes relativistes une théorie séduisante qui supprime une partie des problèmes dus à la ponctualité des interactions. Mais l'espace/temps a alors 26 dimensions (25 d'espaces et 1 de temps, en théorie normale des cordes il y a toujours une seule dimension de temps) et il n'existe que des bosons (particules dont le spin est entier). A partir de là, les spéculations vont bon train, espaces de Calabi-Yau, supersymétrie brisée, théorie M, branes, théorie holographique, etc, etc (voir mes autres billets).

La théorie des boucles (loop quantum gravity ou LQG) est une théorie uniquement de quantification de la gravité (plus exactement de l'espace). Elle est construite au départ sur l'équation de Wheeler-DeWitt et la mise sous forme canonique de la gravité par Ashtekar mais son principe de base parait tout à fait vraisemblable. Si tout peut être granulaire pourquoi pas l'espace/temps (la plupart des autres théories de la gravité partent de ce principe) ? J'ai déjà expliqué dans un autre billet que nos observations et expériences sont basées sur des comparaisons d'intervalles et que l'existence de la constante de Planck nous permet de définir un intervalle minimum de temps et de longueur (via nos autres constantes). Une des solutions de l'équation de Wheeler-DeWitt est une boucle dimensionnelle d'espace, la dimension temps ayant disparu dans la théorie. Ensuite, on déroule des concepts mathématiques pour construire une théorie tant soit peu cohérente. Le problème c'est que pour l'instant cette théorie n'a aucune prise avec le réel de nos observations et de nos expériences et qu'il ne suffit pas d'utiliser des arguments "spécieux" pour expliquer que le temps n'existe pas (voir mon billet à ce sujet).

Bon j'en termine là, sur mon aparté sur la spéculation dans les sciences mais je la crois utile car depuis le "best seller" d'Hawking des années 80 (qui a d'ailleurs fait sa fortune) foisonnant de spéculations, les livres de vulgarisation scientifiques contiennent pour la plupart une masse de spéculations sans que l'auteur l'explique clairement (à noter par contre que le "pavé" de vulgarisation scientifique de Penrose n'entre pas dans cette catégorie).


*** Avant de commencer sur ma propre théorie spéculative, je dois parler de la théorie émergente de Verlinde, seule théorie à ma connaissance qui a une certaine notoriété dans le monde scientifique (à noter que Verlinde s'inspire très largement de la théorie développée par Jacobson).

Au départ, Verlinde construit une théorie émergente de la gravité qui se cantonne à la théorie Newtonienne. Pour cela, il introduit la notion de force entropique que l'on peut mettre en évidence en théorie thermodynamique de la matière. Donc suite à des calculs qui ne paraissent pas très consistants et à une série d'approximation, il arrive à "démontrer" que la force Newtonienne peut émerger via la force entropique. En dehors du fait que les calculs ne sont pas vraiment probants, l'entropie est pour moi une fonction importante mais secondaire (voir mes billets à ce sujet), la notion primaire dont découle l'entropie est l'irréversibilité. Dans un deuxième temps, pour arriver à quelque chose qui ressemble aux équations d'Einstein, il prend comme concept de départ l'intrication et en faisant plusieurs "tours de passe-passe" avec l'entropie, la théorie des cordes (c'est un théoricien des cordes) et la théorie holographique, il arrive à "justifier sa théorie" (très très partiellement).

Après avoir critiqué assez vertement la théorie de Verlinde, voyons quelles sont mes propositions. Tout d'abord, pourquoi une théorie émergente de la gravité ?

Le premier point est la faiblesse de la force de gravité par rapport aux 3 autres forces fondamentales (dans les théories à plus de 4 dimensions, on l'explique souvent par le fait que la gravité se répand dans toutes les dimensions alors que les autres forces fondamentales restent cantonner aux 4 dimensions habituelles). Les mesures de la gravité sont au mieux dans le monde submillimétrique et ne testent que les déviations possibles par rapport à la force Newtonienne en 1/r². En ce qui concerne les équations d'Einstein, les mesures ne peuvent se faire au mieux qu'au niveau du système solaire sauf en ce qui concerne les effets de la gravité sur le temps mais on reste au niveau terrestre. Ce sont donc uniquement des équations testées lorsque le nombre de particules en jeu est colossal.

Le deuxième point est que bien que les équations d'Einstein traduisent aussi une théorie de jauge comme nos 3 autres théories des forces fondamentales, il est impossible de la quantifier de la même manière. Sa non linéarité n'explique pas tout et il semble que cette impossibilité soit intrinsèque à la théorie elle-même.

Le troisième point est que la "charge" de la théorie (la masse/énergie de la matière) ne peut pas être annulée. Donc nous baignons dans la gravité et nos instruments de mesure sont automatiquement impactés par elle. Nos mètres étalons sont "courbés" par les masses qu'ils sont sensés mesurer. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que nous voyons notre espace local comme étant courbé (l'univers dans son ensemble est a priori pratiquement plat mais c'est un autre sujet) d'où les fameuses équations d'Einstein qui mettent en relation la géométrie de l'espace et son contenu.

Un point sur lequel je suis d'accord avec Verlinde c'est que la gravité si elle est vraiment émergente ne peut émerger que de l'intrication, concept fondamental (pour ne pas dire fondement) de la mécanique quantique. A partir de là, mais c'est très difficile de le mettre en équation de manière correcte, on doit pouvoir déduire que pour une quantité raisonnable de particules on arrive à une force automatiquement attractive en 1/r² issue de leurs intrications (géométriquement c'est relativement clair). Puis pour des quantités de particules suffisamment importantes, des effets non linéaires se produisent et le fait que tout soit attractif conduit à des équations qui déterminent la géométrie de l'espace via son contenu de matière et réciproquement. Si l'on se rappelle que l'intrication est un phénomène non local dans le temps et dans l'espace et que toutes les particules ont été en intrication les unes avec les autres (homogénéité et isotropie du fond diffus cosmologique), les équations que l'on déduit sont en fait des équations de l'espace/temps et qui en suivant les principes relativistes ne peuvent aboutir qu'aux équations d'Einstein et en particulier montrer que la gravité émergente est aussi limitée dans sa causalité par la vitesse de la lumière (il est impossible d'utiliser l'intrication pour échanger des informations entre opérateurs plus vite que la vitesse de la lumière). Evidemment, mathématiquement c'est un peu court comme théorie et c'est aussi "tour de passe-passe" que la théorie de Verlinde mais par contre mes 3 constats de départ me semblent très solides et ma "pseudo théorie" ne repose pas sur des théories très spéculatives comme l'est celle de Verlinde. Elle explique de façon très simple pourquoi il est inutile et même incohérent de vouloir quantifier la gravitation (voir nota). Peut-être qu'un physicien théoricien finira par avoir les mêmes idées et sera capable de les mettre en "musique" (pour en savoir plus voir la page : "Ebauche théorique du concept de gravité émergeante").

Nota : Cela n'empêche pas l'espace/temps d'être granulaire (rien ne le démontre en dehors des possibilités offertes par la constante de Planck) mais ce ne sera pas lié à la gravité elle-même. De plus, on peut toujours quantifier les ondes gravitationnelles mais c'est un artefact mathématique comme pour les phonons en théorie du solide.